N° 174
Février 2022
Renforcement de la gestion des traumatisme au Rwanda, 2011. AMI

Psychothérapeute de profession, j’ai participé en 2011, soit sept ans après le génocide, au processus de réconciliation au Rwanda. J’avais été mandatée par Eirene Suisse auprès de l’«Association Modeste et Innocent» (AMI). La réconciliation est particulièrement compliquée au Rwanda, car les ethnies rivales vivent généralement en contact direct, dans les mêmes communautés villageoises. De plus, la plupart des Rwandais et Rwandaises n’ont aucune connaissance des effets psychiques des traumatismes.

Au cours de mon travail, j’ai constamment ressenti de manière très palpable les émotions négatives des personnes venues me consulter: la haine, la peur, la méfiance «de» mais aussi «envers» l’ethnie rivale, mais aussi la colère ressentie en raison de l’impunité de certains coupables, l’incapacité de faire le deuil des personnes disparues. Les Hutus ont subi divers désavantages et discriminations, car leur ethnie a été déclarée coupable du génocide. Le président actuel, Paul Kagame, un Tutsi et son mouvement rebelle avaient mis fin au génocide en 1994. Il mène jusqu’à présent une politique d’unité et d’égalité nationale tendant à réconcilier le peuple et à éviter toute discrimination. D’autre part, sa gouvernance rend difficile la formation de toute opposition politique. En effet, la liberté d’expression est reconnue, mais limitée. Les violations des droits humains perpétrées par le mouvement rebelle tutsi sur les Hutus sont toujours taboues et ignorées par les tribunaux.

L’AMI, organisation d’aide au Rwanda, travaille depuis 2000 dans ce contexte fragile. Au niveau des communautés villageoises, cette association a réussi à traiter les traumatismes et émotions toxiques au moyen de l’«approche communautaire». Selon cette démarche, tous les membres d’une communauté doivent participer au bien-être psychique des autres membres et développer de l’empathie pour leur souffrances psychologiques.

Quel est le rôle du travail émotionnel pour promouvoir la paix?

Dans des contextes fragiles post-violence, un traitement assidu et résolu des émotions susmentionnées aussi bien au niveau individuel que collectif au sein de la communauté villageoise est une condition sine qua non d’un retour durable et sans violence à une cohabitation pacifique. Que fait concrètement l’AMI dans son travail sur les émotions? Des émissions de radio, des campagnes et des ateliers sont organisés pour souligner l’importance des émotions et des effets psychiques des traumatismes. De plus, les émotions et préjugés négatifs de chaque ethnie envers son ethnie rivale sont débattus lors de séances de groupe sur la base du volontariat.

Pour le gouvernement et les institutions, une politique de stabilisation est une priorité. Cependant, ils n’utilisent pas tous les moyens à leur disposition pour aider les act·eurs·rices de la paix.

Expériences personnelles

Mon rôle consistait essentiellement à mener des entretiens individuels au service de conseil mis en place par l’AMI. Seules les femmes tutsies ont accepté de dialoguer avec moi, pas un seul homme ni une seule femme du groupe hutu. Cela s’explique notamment par le fait que ma traductrice était tutsie et que je suis une femme, car dans un tel contexte les hommes s’entretiennent rarement avec des femmes pour parler de leurs émotions. De plus, il faut noter qu’après le génocide, toute l’offre d’aide internationale s’adressait aux Tutsis et les Hutus n’imaginaient probablement pas pouvoir bénéficier de mes consultations. Ils·elles étaient considéré·e·s comme les «méchant·e·s» et pensaient donc avoir perdu tout droit à une quelconque aide. Mes patientes parlaient avant tout des atrocités vécues pendant le génocide, de proches assassiné·e·s, des souffrances psychiques et des symptômes corporels, de la perte de toute perspective, de la dépression et de l’apathie. La détresse et la misère de la vie quotidienne tenaient aussi une grande place dans leur discours. Beaucoup avaient un regard éteint, perdu dans le vide et semblaient psychiquement mortes. Après l’entretien, elles avaient souvent repris un peu vie. Une fois qu’elles avaient perçu l’intérêt et l’empathie de la thérapeute, il était parfois possible de les sortir de cet état de «mort psychique» et de leur redonner une certaine estime de soi.

Depuis 1995, le gouvernement organise tous les ans (en avril) des semaines consacrées au souvenir du génocide: des discours en plein air, des manifestations et des conférences sur des thèmes liés au génocide sont organisés à la radio et à la télévision. Les bureaux et les commerces sont fermés et il est interdit d’écouter de la musique ce jour-là. Les personnes survivantes peuvent faire des témoignages publics devant des assemblées. Le gouvernement est très attaché à la participation des Rwandais et Rwandaises à ces semaines du souvenir. Nombre sont celles et ceux à les redouter et à vouloir s’en distancier, mais qui n’osent pas le faire, craignant l’exclusion et les moqueries qui y seraient associées. Durant cette période, beaucoup tombent dans de graves crises psychiques avec des images intrusives récurrentes ou des percées d’impulsions agressives, certain·e·s perdent la notion du temps et de l’espace et sont précipité·e·s dans un état d’absence où ils·elles ne répondent plus et ne perçoivent plus ce qui se passe autour d’eux·elles. De telles crises pourraient être évitées si ces personnes pouvaient être exemptées de la participation à ces semaines. Cette participation « semi imposée »  par la société a pour beaucoup des effets nocifs et traumatisants.

À quels moments du processus de paix, faut-il entamer un travail émotionnel sur le plan individuel et sur le plan collectif de la communauté?

Sur le plan individuel, il n’existe pas en traumatothérapie de règle clairement établie et les opinions des chercheurs et chercheuses divergent à ce sujet. Une chose est cependant sûre: chaque individu a sa propre horloge intérieure déterminant le moment propice pour commencer le traitement de ses traumatismes. Pour certaines personnes, un soutien psychologique est raisonnable et utile quelques semaines seulement après l’évènement traumatisant alors que pour d’autres, commencer trop tôt a un effet de réactivation du traumatisme entraînant des conséquences souvent désastreuses.

Sur le plan collectif au niveau communautaire et juste après le génocide, la sécurité physique de la population n’était pas encore assurée. Des meurtres par vengeance se produisaient. Les coupables n’étaient pas encore incarcéré·e·s et les personnes survivantes pouvaient encore craindre de les rencontrer. Les émotions étant encore « fraîches » et intenses, elles risquaient d’être extériorisées et de se transformer en passages à l’acte violents. À la fin d’un conflit armé, il est dans tous les cas impératif de ne commencer un travail sur émotionnel que lorsque la sécurité physique des personnes est à nouveau assurée et que les institutions d’ordre (police, justice et forces armées) se sont remises à fonctionner.

Comment aborder les émotions des personnes impliquées au niveau de la communauté dans le cadre du processus de paix?

L’AMI aborde les émotions et les préjugés négatifs des personnes impliquées dans des groupes multiethniques; l’objectif étant de réduire la peur, la colère, la haine et les tensions interethniques. Les personnes participantes y apprennent la communication non violente et donc à reconnaître dans l’autre groupe ethnique un partenaire dont la valeur est égale à la leur, et à élaborer des perspectives d’avenir commun. Tout d’abord, les préjugés, la haine, la méfiance, la peur et la colère sont débattus dans des groupes uniethniques. Puis, dans une deuxième étape décisive, une rencontre avec le groupe rival est organisée. Les parties en conflit apprennent, suite aux violences subies/commises par l’autre groupe, à reconnaître les membres de ce dernier comme des êtres humains, bien que la propagande leur ait répété que l’autre n’était qu’un ramassis de «cafards» et de «parasites». Ces rencontres sont très délicates et exigent énormément de tact car le rappel des affronts et des humiliations perpétrés des deux côtés risque de provoquer une intense colère impossible à maîtriser. La participation à ces groupes n’est utile que lorsqu’elle est volontaire. Si elle est contrainte, il y a le risque que les agressions passées se réactivent en actions violentes. Les résultats du travail de l’AMI sont très encourageants. Depuis que l’AMI fait ce travail émotionnel, on a constaté un recul des crimes de vengeance et des actes de violence.

Pourquoi l’intégration des émotions négatives est-elle essentielle aux processus de paix?

La haine, la peur, les sentiments de vengeance, de colère et de culpabilité inavoués ont des effets délétères sur la cohésion du groupe social dans son ensemble. Sans gestion et prise de conscience des émotions négatives et des traumatismes, le risque de résurgence de ces dernières sous la forme d’ actes de violence incontrôlée reste latent. D’innombrables exemples dans l’histoire politique démontrent que le refoulement des émotions peut déclencher des effets néfastes des années voire des décennies plus tard.

Pour les survivant·e·s, il est essentiel que les responsables des crimes reconnaissent leurs torts, se repentissent et purgent leur peine afin que la justice soit rétablie. Il est bien connu que les traumatismes inconscients et négligés ont généralement des répercussions désastreuses qui se transmettent de génération en génération.