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ask! – Groupe de travail Suisse-Colombie Lisa Alvarado lisa.alvarado@askonline.ch

Cette interview a été publiée ici le 29 novembre 2019.

Depuis le 21 novembre, la Colombie connaît une vague de protestations contre la politique néolibérale du gouvernement, mais aussi contre la violence et en faveur de la paix. La répression violente, la mort du jeune Dilan Cruz âgé de 18 ans et la réponse des citoyens avec leurs concerts de casseroles (cacerolazos) font le tour des médias internationaux. Ask! (groupe de travail Suisse-Colombie) a interviewé Camilo González Posso, président d’Indepaz (Institut du développement et de la paix) et directeur du projet Centro de Memoria Historica à Bogota.

Ask: Camilo, pourriez-vous nous expliquer ce qu’il se passe actuellement en Colombie?

Camilo González: La Colombie connaît aujourd’hui son 7e jour de grève nationale. L’appel à la grève lancé pour le 21 novembre avec des marches et des manifestations dans certaines entreprises des secteurs public et privé s’est transformé en une vague de mobilisation qui a regroupé des millions de personnes, chacune avec des raisons différentes de protester.

Ask: Qui fait partie du comité de grève?

C.G.: Le comité qui a lancé l’appel à la grève est composé de fédérations syndicales, d’organisations étudiantes, d’indigènes, de petits exploitants agricoles, de femmes et de communautés. Ils défendent les intérêts de la majorité des secteurs et groupes organisés de plus de 500 centres urbains et municipalités du pays. Le comité de grève a été le premier à lancer l’appel qui a fait office de déclencheur le 21 novembre, mais le mouvement prend maintenant beaucoup d’ampleur et de nouvelles formes de mobilisation ont émergé avec une logique différente des marches ou grèves traditionnelles. Elles vont dans la même direction. Dans chaque région et chaque ville, les gens s’organisent et il y a une incroyable synchronisation des paroles et des sentiments dans ce soulèvement contre les politiques antisociales du gouvernement et pour la défense de la vie et de la paix.

Ask: Que pensez-vous de la répression exercée par la police et l’armée?

C.G.: Au cours de ces sept jours, des millions de personnes se sont mobilisées de manière pacifique. Elles se sont mobilisées contre la violence, contre les assassinats de hauts responsables et contre le retour des techniques de guerre telles que la militarisation de certaines zones et l’autorisation de bombardements aveugles. L’un d’eux a coûté la vie à douze enfants, mais le gouvernement en a défendu le bien-fondé. C’est un mouvement contre la guerre et pour la paix, qui condamne toute forme de violences, y compris celles qui ont lieu pendant les manifestations. Face à cette impressionnante démonstration d’autodiscipline de la part des jeunes et de la société mobilisée, la police antiémeute a réagi avec une violence démesurée. Le bilan compte à ce jour des centaines de blessés et quatre morts, dont le jeune Dilan Cruz, qui a été tué à Bogota par un policier à bout portant et avec une arme non conventionnelle. La dimension pacifique de la mobilisation apparaît dans les images où les manifestants saluent les policiers qui adoptent un comportement passif et non agressif, et par le rejet des infiltrés et des saboteurs qui, dans certains cas, semblent faire partie des forces de police. À Santander de Quilichao (Cauca), un attentat contre un poste de police a fait deux morts parmi les policiers et neuf blessés. La population a fermement condamné les groupes locaux armés ou les trafiquants de drogue, qui sévissent encore dans certaines régions. Nous sommes face à une mobilisation pour la paix qui est née de l’état d’esprit qui a suivi la signature du traité de paix. Les armes ont laissé la place à la voix des protestations citoyennes.

Ask: Quelle est la situation actuelle? Le recours à la force par la police et l’armée a-t-il diminué face aux innombrables plaintes concernant son usage excessif?

C.G.: La condamnation de l’usage excessif de la force, aussi bien à l’échelle nationale qu’internationale, a pour effet de modérer la brutalité de la répression, bien que certaines situations critiques perdurent. Les organismes internationaux de défense des droits humains, notamment le bureau de Madame Bachelet, ont demandé au gouvernement de ne pas faire appel à l’armée dans la répression de la contestation sociale et de se limiter aux méthodes utilisées par la police pour contrôler l’ordre public. Jusqu’à présent, l’armée et son arsenal de guerre ont été utilisés en arrière-plan pour la sécurité. Elle était notamment très présente sur les autoroutes, protégeant les infrastructures en jouant sur l’intimidation notamment, notamment avec ses chars. Mais elle n’a pas été impliquée dans la répression directe de ce qui se passait dans les rues et les quartiers. Des situations à fort caractère militaire telles que des couvre-feux ont eu lieu dans plusieurs villes (Bogota, Cali, Popayán, Manizales), plus particulièrement les nuits des 21 et 22 novembre. Cette militarisation et ces couvre-feux avec autorisation de tirer sur toute personne se trouvant dans la rue ont été légitimés par une vague de panique, qui s’est propagée dans certaines villes. En effet, des rumeurs couraient selon lesquelles des «vandales» organisés en «hordes» allaient bientôt attaquer complexes résidentiels et magasins. Le climat de peur et de panique a constitué le point de départ de l’intervention militaire.

Ask: Selon vous, qui se cache derrière ces rumeurs?

C.G.: La rumeur sur les «vandales» se préparant à se livrer au pillage le jour de la grève nationale (21.11), circulait déjà la semaine précédant la grève. Elle alimentait les conversations et les questions soulevées par les images de pillages au Chili et en Bolivie et relayées dans les médias. Il est probable que cela a facilité la tâche de certaines unités de l’appareil sécuritaire expertes dans l’utilisation de la peur comme stratégie de contrôle de la population. Au nom de la sécurité nationale, les plus hautes instances de l’État et le parti au pouvoir ont laissé entendre que la grève était une conspiration terroriste internationale destinée à déstabiliser le gouvernement de Duque. Elle aurait été le fait du «Forum de São Paulo» et aurait été menée par des fauteurs de troubles payés par Maduro. À la suite de cette rumeur, les frontières ont été fermées, les étrangers reconduits et il a été question de se préparer à une guerre.

Ask: C’est incroyable.

C.G.: Les gens ont répondu par des actions extraordinaires. Avec des cacerolazos (tintamarre provoqué par des coups frappés sur des casseroles ou des poêles vides), avec des fêtes organisées dans les quartiers d’habitation ou encore avec des rassemblements de voisins le soir et la nuit. Des familles entières sont descendues dans la rue pour faire du bruit et scander des slogans contre la répression et le gouvernement.

Ask: Comment percevez-vous la grève en Colombie par rapport aux manifestations et aux mouvements qui se déroulent actuellement en Amérique latine?

C.G.: Dans chaque pays, les événements ont leur propre logique, mais nous sommes confrontés à un mouvement international qui proteste contre les politiques antisociales et antidémocratiques liées aux exclusions provoquées par la mondialisation. En Colombie, comme en Équateur et au Chili, les protestations visent les mesures prises par le gouvernement, c’est-à-dire une nouvelle vague de politiques néolibérales promues par le FMI et l’OCDE. Ces dernières ont des répercussions négatives sur la majorité de la population. Nous sommes confrontés à une révolution de conscience d’une grande profondeur. C’est une réponse à un modèle économique et social, qui promet désespoir et inégalités et qui est défendu par l’autoritarisme.
Cette révolution de conscience est un dénominateur commun dans nos pays. Des millions de personnes s’opposent à un modèle qui discrimine les jeunes et les femmes, qui défend les règles des multinationales et qui privatise tout jusqu’aux services publics les plus importants. À cela s’ajoutent la volonté d’égalité et de respect de la nature, le rejet de la corruption, le refus du néoconservatisme et l’opposition aux régimes despotiques et autoritaires.

Ask: Avons-nous déjà des informations concernant la «conversation nationale» («Conversación Nacional») proposée par Duque?

C.G.: La réponse de Duque, avec un désarroi évident, a été d’essayer de gagner du temps. Il a commencé par reconnaître l’ampleur des protestations, reléguant ainsi au second plan les accusations portées par le leader du parti au pouvoir, Alvaro Uribe, contre la légitimité de la grève. Il a ensuite appelé au dialogue social ou à la «conversation nationale», qui devrait comprendre une série de réunions pour examiner les plans de développement du gouvernement. Ces réunions devraient commencer prochainement, s’étaler jusqu’à mars 2020 et conduire à de nouvelles propositions de loi. Le contenu et les méthodes de cette «conversation» sont à l’image des dialogues que le président mène chaque semaine dans différentes régions. Ils sont appelés Talleres, construyendo país et Duque en a déjà mené plus de 140 au cours de la première année de son mandat. C’est une forme de relations directes avec certains groupes destinée à projeter une image de proximité avec le peuple, mais elle n’a guère donné plus de crédibilité au gouvernement actuel.

Cette proposition de «conversation nationale» est considérée comme une tactique de diversion utilisée par le gouvernement comme un faible outil de propagande pour disperser les contestations. Le gouvernement prétend que le mécontentement, en plus de la conspiration internationale et de l’opposition irrationnelle, est dû au manque d’information sur les aspects positifs de ses politiques. Par conséquent, il ne fait que mettre en place des mécanismes de propagande et refuse d’aborder les problèmes dénoncés par les protestations. C’est pourquoi le comité de grève a finalement refusé de participer à la première réunion alors que le président avait prévu d’engager des discussions avec des entreprises, des maires, des comités, etc. Son objectif était de n’ouvrir le dialogue qu’avec les secteurs qui lui étaient favorables et, en fin de compte, de reléguer les secteurs mobilisés à l’arrière-plan. Le gouvernement continue à refuser de parler de la mise en œuvre de l’accord de paix, du retrait du train de mesures du FMI, de la garantie de ne pas assassiner de hauts responsables et de la précarité des jeunes, des retraités et des travailleurs.

La population, révoltée par l’indifférence et le désintéressement qui entourent les violences répressives ayant conduit à la mort du jeune Dilan, poursuit ses protestations. L’attitude du gouvernement, selon laquelle les politiques d’ordre public et de sécurité ne peuvent pas faire partie de la «conversation» et encore moins des négociations, a fermé de nombreuses portes. Les gens qui défilent dans la rue demandent la dissolution de l’ESMAD et la modification des règlements encadrant les protestations. De plus, lors des manifestations qui ont eu lieu depuis le 21 novembre, la foule a agité à plusieurs reprises des pancartes réclamant l’arrêt immédiat des bombardements et des préparatifs guerriers destinés à apaiser les tensions dans les zones rurales. La question de la politique de sécurité est primordiale pour la défense de la vie, et encore plus au regard des stratégies guerrières actuellement adoptées par les forces de sécurité publiques et la résurgence des pratiques utilisées pour la dernière fois à l’apogée du paramilitarisme.

Ask: Merci pour cet exposé très instructif. Souhaitez-vous ajouter une dernière chose?

C.G.: Dans une interview avec Vicky Dávila, le sénateur Alvaro Uribe a recommandé au gouvernement de renforcer la militarisation pour contrer la mobilisation. Il a mis en avant les atouts d’une présence militaire lorsqu’il s’agit de contrôler les villes, en citant l’exemple du couvre-feu. Uribe a d’ailleurs critiqué le fait que cela n’ait pas été appliqué comme une forme permanente de contrôle public. Son conseil est le suivant: utiliser la police contre les protestations pacifiques et l’armée avec ses armes de guerre contre les manifestations non autorisées sur la voie publique. Uribe estime également que l’ESMAD devrait être renforcé plutôt qu’affaibli et, plus généralement, qu’il faudrait se montrer plus ferme contre les troubles à l’ordre public. Son discours de base préconise de ne faire aucune concession aux grévistes et consiste à répéter encore et toujours ses propositions pour baisser les impôts des entreprises, ajuster ici et là l’assurance maladie des retraités et imposer sa réforme du travail. Sa stratégie d’introduction d’éléments soi-disant sociaux dans la réforme fiscale fait partie de la recette du «grand dialogue» pour ne rien changer.

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