N° 163
Novembre 2019
Les rues principales du centre-ville de Yangon - Yangon est l'une des villes les plus diversifiées sur le plan culturel et religieux. Photo : Creative Commons
swisspeace Julia Palmiano Federer, doctorante julia.palmianofederer@swisspeace.ch Program Officer

Au Myanmar, la Ligue nationale pour la démocratie (LND), le premier gouvernement civil des dernières décennies à avoir été élu démocratiquement, fait face à des défis de taille. Le processus de paix ethnique en cours et la crise qui fait rage dans l’État de Rakhine sont à l’origine de tensions sociales qu’il sera impératif d’apaiser pour maintenir la stabilité du pays, surtout à l’approche des prochaines élections générales prévues fin 2020.

Avec ses centaines de groupes ethniques à la religion, à la langue et à l’histoire différente, la population du Myanmar est incroyablement composite. L’origine ethnique et la religion sont les principaux marqueurs d’identité du pays. Ils ont toutefois été politisés tout au long de l’histoire contemporaine, et plus particulièrement pendant la période coloniale britannique, les premières années qui ont suivi l’indépendance et les décennies de régime militaire.

De profondes tensions au sein des communautés, divisées par leur origine ethnique, leur religion et leur langue, minent le processus de paix en cours, qui a pour objectif de mettre fin à un conflit vieux de plusieurs dizaines d’années opposant de nombreuses Organisations Ethniques Armées (OEA) et la Tatmadaw (l’armée du Myanmar). Elles sapent aussi les efforts déployés pour rapatrier les réfugiés rohingya dans le pays. La lutte de ces groupes ethniques pour une représentation politique et économique plus juste a en effet nourri le conflit armé pendant plus de 70 ans. Or, ils représentent près de 30 % de la population et vivent dans des régions frontalières riches en ressources. Depuis l’indépendance du pays en 1948, – le Myanmar faisait auparavant partie de la Couronne britannique – les communautés mènent des campagnes politiques et militaires pour être mieux représentées au sein d’un pays à majorité bouddhiste bama.

En 2015, un accord de cessez-le-feu national (ACN) a été signé entre 8 OEA et le gouvernement après environ quatre ans de négociations. À l’heure actuelle, le processus de paix est fragilisé par le fractionnement du pays et l’incertitude. Seules 10 des 21 OEA ont signé l’ACN. Parmi les grands groupes armés opérant le long de la frontière nord-est, certains ont refusé de signer l’accord tout en lançant leurs propres négociations sur fond de cessez-le-feu bilatéraux fragiles. Trois grandes conférences post-ACN se sont déjà tenues pour négocier un accord de paix global. Cependant, de nouvelles rencontres semblent peu probables. Alors que le processus de paix complexe se poursuit, les communautés touchées par le conflit en cours demeurent incertaines quant à l’avenir d’une paix durable dans le pays.

Au regard de la crise qui sévit dans l’État de Rakhine, les divisions sociales entre bouddhistes arakanais et musulmans rohingya présentes dans la région depuis des dizaines d’années sont exacerbées par les discours haineux et la rhétorique anti-rohingya des radicaux, parmi lesquels se trouvent des membres influents de la monastique bouddhiste. En 2016 et 2017, les attaques perpétrées sur des avant-postes de police par la toute jeune Armée du salut des Rohingya de l’Arakan ont donné lieu à des représailles à grande échelle de la Tatmadaw sur les communautés rohingya du nord de l’État de Rakhine. Le caractère particulièrement violent de ces représailles a causé l’exode de plus de 700 000 réfugiés vers le Bangladesh voisin, entraînant une crise humanitaire majeure et une grave atteinte aux droits de l’homme. Les efforts déployés actuellement par le gouvernement du Myanmar pour rapatrier les réfugiés rohingya sont pour l’instant un véritable échec. Les radicaux bama et l’ethnie arkanaise s’opposent vivement à ces tentatives et leur rhétorique est souvent politisée par leurs membres les plus radicaux.

Ces deux phénomènes remettent en question le processus de réforme politique mené par la dirigeante de facto Aung San Suu Kyi et la LND. Depuis leur victoire écrasante en 2015, Aung San Suu Kyi et la LND peinent en effet à répondre aux attentes particulièrement élevées des acteurs nationaux et internationaux en matière d’évolution démocratique. La lenteur du processus de paix inquiète les citoyens du Myanmar qui se posent la question de l’instauration d’une paix durable et de la réalité des dividendes de la paix liés à l’ACN. La crise des Rohingya a exacerbé les tensions sociales dans d’autres localités du pays, au-delà de l’État de Rakhine. Les critiques portées par la communauté internationale contre l’inaction du gouvernement d’Aung San Suu Kyi dans l’État de Rakhine ainsi que celles concernant la réduction du rôle de la société civile et des partis politiques dans la prise de décision politique ont encore compliqué la situation. De nombreux spécialistes estiment donc que les élections de 2020 se tiendront dans un Myanmar profondément divisé.

Alors que la lutte contre les tensions sociales pose de nombreux défis, il existe une multitude d’initiatives déployées au niveau du pays, des états, des localités et des villages qui promeuvent la diversité contre les divisions. Des processus et des projets à la fois formels et informels sont ainsi mis en place pour soutenir la pluralité et la cohésion sociale dans l’ensemble du pays. Cela inclut le dialogue interconfessionnel, le dépassement de la barrière de la langue, la lutte contre les messages de haine publiés sur Facebook et les autres réseaux sociaux, ainsi que la promotion des échanges entre les communautés ethniques, linguistiques et religieuses, et au sein même de celles-ci. Aujourd’hui, il est plus que jamais nécessaire d’informer et de soutenir les initiatives qui s’opposent aux discours clivants et encouragent l’expression des voix modérées; sur les questions d’identité nationale et sur ce qu’être le Myanmar signifie, surtout à l’approche des élections de 2020.

swisspeace Julia Palmiano Federer, doctorante julia.palmianofederer@swisspeace.ch Program Officer