Couverture du livre: L’ambivalence du sacré : religion, violence et réconciliation

L’analyse des contextes et l’évaluation des activités de construction de la paix m’offrent la possibilité d’observer les interactions entre la religion et les conflits à travers le monde. Étant une professionnelle motivée par la foi habitant aux États-Unis, un pays qui n’est pas épargné par les troubles, je fais également l’expérience de ces dynamiques à titre personnel. Si la religion n’est presque jamais un facteur de conflit primaire, elle est souvent un facteur secondaire crucial, en tant que source d’identité, creuset des mentalités et institution influente. La question de la religion en tant que marqueur identitaire est intéressante, car elle induit souvent en erreur les professionnels de la promotion de la paix.

Les marqueurs identitaires entrent en jeu quand des groupes séparés par des tensions à caractère non religieux appartiennent clairement à des religions différentes. À Mindanao, aux Philippines, le conflit foncier opposant la population locale et les colons a été interprété, puis vécu, comme un conflit entre musulmans et chrétiens. L’appartenance à une religion peut refléter des convictions profondes comme n’être qu’une simple façade. Dans un cas comme dans l’autre, l’affiliation religieuse est clivante lorsqu’elle est utilisée pour tracer une frontière entre « nous » et « les autres ». Si les analystes de conflits voient clairement le problème, ils n’ont pas toujours connaissance des réactions de la population locale concernée.

Les personnes croyantes attachées à la paix tentent de déjouer le problème du marqueur identitaire avec créativité en recourant au moins à quatre stratégies différentes.

D’abord le rapprochement intentionnel symbolique. Le Conseil interreligieux de Bosnie-Herzégovine s’est ainsi engagé avec retentissement dans la coopération entre responsables religieux : chrétiens orthodoxes (ethnie serbe), catholiques (ethnie croate), musulmans (ethnie bosniaque) et juifs. Quand elle est appliquée seule, cette approche ne permet pas toujours de surmonter les aspects clivants de la religion en tant que marqueur identitaire, mais elle fournit un contrepoint emblématique convaincant. En Bosnie et ailleurs, elle est souvent combinée à d’autres approches.

Ensuite, les gens tentent de redéfinir les étiquettes religieuses. Aux États-Unis, un pays très polarisé sur le plan ethnique, les chrétiens évangélistes sont de plus en plus nombreux à lutter contre les perceptions selon lesquelles leur tradition serait à prédominance blanche (faux), et que les évangélistes blancs se rattacheraient à des courants politiques de droite teintés de racisme (en partie vrai). Pour l’importante minorité d’évangélistes blancs qui défendent des vues progressistes, ces généralisations constituent un mépris inacceptable de leur foi. Nombre d’entre eux entendent moderniser et recadrer la manière dont est compris le mot « évangélique » – repenser la théologie et la pratique – afin que les personnes, qu’elles soient membres de l’Église ou non, le perçoivent comme compatible avec la justice sociale.

D’autres, encore, sont d’avis que le terme « évangélique » est irrémédiablement mal connoté et l’abandonnent sans hésiter. D’où la troisième manière observée : l’abandon des étiquettes religieuses. Cette approche se manifeste de diverses façons dans certaines régions d’Irak. Alors que le sectarisme politico-religieux rencontre un écho toujours plus faible au sein de la population, les personnes prônant la paix mettent moins en avant leur appartenance confessionnelle dans les conversations quotidiennes. Interrogées sur leur religion, elles répondent « simplement musulman » pour éviter d’avoir à commenter l’opposition sunnites/chiites, ou encore « je préfère ne rien dire ». Cela ne signifie pas que leur foi a changé, mais plutôt qu’elles refusent de se définir d’une manière politiquement provocatrice.

Quatrième et dernier point, les gens créent de nouvelles identités, qui transcendent les frontières. C’est ce à quoi on assiste à Mindanao, dans les groupes de services communautaires où se côtoient musulmans, catholiques et protestants. Cela peut commencer par un modeste premier contact, une activité de groupe isolée. Dès que les gens découvrent qu’ils ont des points communs, de nouveaux aspects de leur identité apparaissent. Une personne qui fait siennes ces nouvelles facettes se définit moins comme « catholique » (ou autre) que comme « catholique faisant partie d’un réseau interconfessionnel ». Avec le temps, certains se sentent même plus à l’aise au sein du réseau. Il s’agit d’un enrichissement de l’identité, et non d’une substitution pure et simple. Cela ressort de déclarations typiques telles que « la coopération interreligieuse fait de moi un meilleur catholique ». Les personnes aux prises avec le problème du marqueur identitaire religieux sont loin d’être passives, et nombre d’entre elles font preuve de créativité dans l’élaboration de solutions.